100 ans : L’effet domino

Mary Tatossian
Collaboration spéciale

[NDLR : le 24 avril marque le centenaire du début du Génocide arménien. Bazoom a adapté en français le texte de Mary Tatossian avec sa permission.]

Je me sens interpellée par l’idée de partager ma fierté de voir à quel point les choses peuvent changer quand des gens des quatre coins du monde s’unissent autour d’une cause commune. Cette reconnaissance, ces appuis sont essentiels dans le processus de guérison collective, même cent ans après les événements. Je tiens à saluer les Kim Kardashian, Cher, System of a Down et tous ceux qui participent à cette prise de conscience. De là-haut, nos ancêtres doivent être fiers de constater ce mouvement.

Un de mes amis Facebook m’a écrit dernièrement pour me dire qu’il en avait ras-le-bol de mes posts sur le sujet. Qui peut bien se préoccuper de ce qui s’est passé il y a cent ans alors que nous avons à affronter de « vrais problèmes » dans le monde d’aujourd’hui ? D’abord estomaquée par cette assertion, j’ai pris une grande respiration avant de me dire que je vais tenter une approche plus personnelle afin de remettre les événements dans leur contexte.

Ceux qui ne partagent pas notre héritage peuvent ne pas réaliser à quel point ces atrocités touchent encore les familles arméniennes, même celles vivant en Amérique du nord aujourd’hui. Je peux affirmer sans l’ombre d’un doute que le génocide touche chaque famille arménienne de la diaspora d’une manière ou d’une autre. Nous avons tous perdu quelqu’un. Nous avons tous entendus des histoires d’horreur. Ces victimes étaient du vrai monde. Beaucoup d’entre nous possédons encore des photographies de ces innocentes victimes dans nos albums de famille.

Notre famille a eu son héros, mon grand-oncle Nerses Tanielian, archevêque et un des leaders de la révolte Zeytoun, qui a sauvé des centaines de vies. Avec ses cheveux roux flamboyants et sa longue barbe, il semble être le jumeau de feu mon frère Armand. On m’a raconté qu’il fallait l’avoir vu chevauchant son cheval blanc pour conduire en sécurité femmes et enfants à l’abri des griffes des Turcs. La récompense de sa bravoure ? Il a été capturé et crucifié publiquement afin de dissuader d’autres d’avoir des idées rebelles. Même s’il a été cruellement torturé, ses doigts et ses orteils arrachés un à un, il n’a jamais abandonné. Il n’a pas abandonné ses compagnons rebelles, il n’a pas rejoint les Turcs, il ne s’est pas converti.

Mes grands-parents maternels ont survécu. Malheureusement, mon père est d’une génération d’hommes qui ne s’ouvraient pas facilement. J’ai peu de détails sur ma famille de son côté. Mais, j’en suis convaincue, elle a été touchée d’une manière ou d’une autre.

Edmund Burke a déjà déclaré qu’une seule chose était nécessaire pour le triomphe du mal, soit l’inaction des personnes bonnes. Vous n’êtes peut-être pas au courant, mais la plupart des photographies et des films sur le génocide arménien que vous voyez actuellement dans les médias ont été pris par des Allemands qui souhaitaient documenter en détails le programme d’extermination turc. En fouillant les archives de l’époque, il semble évident que les gens savaient ce qui se passait mais ont préféré ne pas voir. On connaît le résultat…

Trois décennies plus tard, précisément le 22 août 1939, Adolf Hitler affirmait à  Goering : « Notre puissance repose sur notre vitesse et sur notre brutalité. Genghis Khan a assassiné des millions de femmes et d’enfants avec préméditation et le cœur joyeux. L’Histoire retient uniquement de lui le fondateur d’un État. Je me moque de ce que dira de moi la faible civilisation occidentale. Après tout, qui parle aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? » (traduction libre)

Une part de moi se demande ce qui se serait passé si le monde avait pris le temps d’entendre les pleurs des Arméniens demandant désespérément grâce ? Si les Turcs avaient été fermement réprimandés pour leurs crimes haineux ? Si le secrétaire américain avait agi suite à la réception d’un télégramme confidentiel envoyé par l’ambassadeur en Turquie, Henry Morgenthau, le 16 juillet 1915 ? Si les Turcs avaient été sévèrement réprimandés, est-ce que les Allemands auraient eu l’audace plus tard d’entreprendre leur propre campagne d’extermination ?

Je me suis demandé si la politique de stricte neutralité du président Wilson lors du génocide arménien n’a pas été le feu vert pour Hitler. D’autres génocides auraient-ils pu être évités si on avait réagi en 1915 ? Je n’ai pas de boule de cristal mais peut-on se figurer que le meilleur obstacle au crime est la certitude de la punition ?

Prenez un moment et imaginez… Imaginez un enfant, vous, enfant d’un survivant, témoin du retour de votre mère de l’hôpital avec un air de zombie.

Ou imaginez l’enfant d’un survivant regardant son père boire pour oublier ne serait-ce qu’un instant les horreurs qu’il a subit ou dont il a été témoin. Ma mère l’a vécu.

Ou imaginez revenir de l’école pour apprendre que votre mère s’est jetée du haut d’un building car elle ne supportait plus la souffrance… Mon père l’a vécu.

Imaginez-vous que ce n’est plus un incident isolé mais les conséquences émotionnelles de ce qu’un peuple a enduré. Et maintenant imaginez-vous qu’on continue de nier l’existence même de ces événements.

J’ai lu récemment un article de  Lisa Katz suggérant un profil psychologique des enfants des survivants de l’Holocauste et je suis convaincue que nous pouvons appliquer ses conclusions aux Arméniens de la Diaspora. Les traumatismes peuvent être transmis d’une génération à l’autre mais aussi la résilience. Les traits de cette dernière, adaptabilité, initiative et ténacité, peuvent avoir été transmis des parents survivants à leurs enfants. Je ne serais pas la même sans mes courageux ancêtres. Je suis fière de mon héritage. Ne sommes-nous pas la somme de notre passé ?

Dernièrement le Pape a enfin reconnu l’existence du génocide. De son côté, le Parlement européen presse la Turquie de ce faire. Ces étapes sont essentielles au processus de guérison. Merci d’y participer. 1915 ne doit jamais revenir.

[Photo : Nerses Tanielian – Oeuvre d’Armand Tatossian représentant le génocide – Article original – Article sur le génocide arménien dans Wikipédia – Lettre de Charles Aznavour parue dans Le Monde. ]

Quelques artistes canadiens d’origine arménienne :

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