Amherst : le Village dans l’autre sens

Entrevue avec Yvon Jussaume

Yvon Jussaume est propriétaire du Lounge L’un L’autre sur la rue Amherst. Il a participé à la fondation du Village. Il a possédé le Boîte en haut de 1975 à 1992. Peu de commerces gais avaient pignon sur Ste-Catherine au début. Puis le Max, le 2R, et le 1681 sont arrivés. Dans un Village en plein épanouissement, il fonde en 1988 le bistro l’Un et l’Autre sur la rue Amherst.

Bazoom est allé le rencontrer pour lui poser quelques questions libres sur l’état du Village, dans le cadre de son spécial Village 2015.

Est-ce que vous croyez que la rue Amherst est un parent pauvre du Village ?

« C’est certain que c’est très concentré sur la rue Ste-Catherine. Mais je crois que les gens sur Ste-Catherine devraient avoir peur des commerçants sur Amherst ! [Rires]. Il y a des plus petits commerces ici. C’est plus intime, plus convivial, plus humain », croit ce commerçant qui a rouvert les portes de son commerce le printemps dernier.

Dirait-on que la clientèle de la rue Amherst est plus « Plateau » que sur Ste-Cath ?

« C’est clair que nous sommes un lien entre le Village et le Plateau. Pour les gens de là-bas qui viennent dans le Village, Amherst est une des rues qu’ils peuvent facilement descendre pour arriver », nous dit-il. « Ce qui peut aussi donner cette impression, c’est la réalité d’ici qui n’est pas du tout la même que sur Ste-Catherine. On a beaucoup moins d’itinérants par exemple », argue-il.

Il croit également que sur la rue Amherst « on fait plus de place aux commerces de proximité ». Les commerces, comme les salons de coiffure, les magasins de meubles, le marché St-Jacques — dont le gym qui y est implanté — favorisent « la venue d’une clientèle différente ». Cependant il croit que « le marché St-Jacques pourrait être encore mieux exploité. C’est un bel édifice ».

À quoi ressemble la clientèle du Lounge L’un et L’autre ?

En notant que la clientèle n’abonde pas autant que sur Ste-Catherine, l’homme d’affaires stipule que sa « clientèle est très diversifiée. La moyenne d’âge est d’environ 35-40 ans, une bonne moyenne ». «Peut-être un peu plus jeune que sur Ste-Catherine », ajoute-il.

Est-ce qu’il y a une plus grande vie de quartier sur la rue Amherst ?

« Je pense que oui. Prenons pour exemple les deux commerces en face [du L’un L’autre], le salon de tonte et toilettage et le salon de coiffure. Je suis ici depuis 1988 et c’est la première fois que je vois des commerces qui durent là longtemps », dit-il. Sur Amherst, comme les services de tonte et de coiffure, il s’agit plus commerces de proximité, axés sur une clientèle locale, alors, pour monsieur Jussaume, « c’est un bon indicatif sur la vie de quartier ».

Devrait-on fermer la rue Ste-Catherine à l’année ?

Après un silence marqué, le commerçant laisse tomber : « Je ne penserais pas. Une rue piétonne ça favorise la restauration, les bars. Mais ça ne favorise pas les marchands de vêtements ou autres. Dans le commerce de détail, il y en a beaucoup qui en arrache avec la rue piétonne ».

Certains aiment, d’autres aiment pas, mais pour vous, les boules roses ou les autres projets d’aménagement, apportent-ils une certaine harmonie visuelle dans le secteur ?

Les boules roses « c’est une très bonne initiative. Certains peuvent penser que c’est redondant, mais ce n’est pas facile de remplacer ça », dit-il. Selon lui, « il faudrait juste ajouter des fleurs et des bancs. Il n’y a pas beaucoup de place pour s’asseoir, sous prétexte que ça favorise les itinérants, au détriment d’une bonne urbanisation. C’est dommage ». Il note aussi une carence du côté horticole : « Avant les installations suspendues, il y avait plus d’horticulture. Ça devrait revenir comme au début. »

Croyez-vous que des initiatives comme sur Ste-Catherine pourraient être viables pour Amherst ?

« Si vous parlez d’une rue piétonne ici, je ne pense pas. C’est une rue bien trop passante, notamment pour les véhicules d’urgence », rappelle-t-il. Cela n’empêcherait toutefois pas « qu’il y ait des week-ends piétons ». L’idée d’une vente de trottoir ne le laisse pas froid, même si « il n’y aurait peut-être pas assez de commerces pour faire une telle vente ».

« Mais je pense que ça serait bien d’avoir le Festival des arts [NDLR : Mtl en Arts, anciennement FIMA.] sur la rue Amherst. Il semble qu’ils ont de la misère avec les commerçants pour s’installer », propose-t-il, soulignant qu’Amherst pourrait constituer une bonne alternative.

Pour ce qui est de la condition générale du Village depuis quelques années, croyez-vous que ça s’est amélioré ou détérioré ?

À brûle pourpoint, monsieur Jussaume nous a répondu : « Ça s’est détérioré. Depuis 3-4 ans, je dirais. C’est l’itinérance qui en est la cause. C’est tout un problème. Je connais des gens qui travaillent [à une pharmacie près de la place Dupuis], les itinérants dans ce coin-là, c’est épouvantable. Il y a à peu près 5 vols à l’étalage par jour ! », nous explique le commerçant qui souligne ce problème très préoccupant.  

Est-ce que les clientèles ont beaucoup changé dans le Village ?

« Les clientèles se sont transformées, par rapport à internet, les nouvelles communications. Une personne qui fait son quart de travail, qui arrive chez elle à 17 heures, elle se connecte, elle fait sa popote, et elle capable de cruiser en même temps ! Pas besoin de sortir. Et c’est devenu très cher de sortir », note-il.

Est-ce que la violence et l’itinérance repoussent une clientèle qui serait désireuse de fréquenter le secteur ?

L’homme d’affaire est sans équivoque : « Oui. »

Est-ce qu’il y a plus de problèmes de cet ordre depuis quelques années ? 

« Je ne l’ai pas vu directement, mais j’en ai entendu parler beaucoup. Pour l’itinérance, oui il y en a plus », pense monsieur Jussaume. Et il croit que « la violence est reliée à l’itinérance, en grosse partie ». Autre phénomène préoccupant, ce sont « les gangs de rue qui s’introduisent là-dedans. Ils profitent de l’occasion », dit-il en indiquant que la revente de drogue n’aide pas à la cause.

Est-ce que la grande concentration d’organismes d’aide dans le secteur favorise les problèmes d’itinérance et de violence ?

« Oui, c’est un facteur qui affecte. C’est un irritant, parce que sur 100 personnes, s’il y en a 10 qui dérangent, ce sont ces 10-là qu’on va regarder, les autres vont passer inaperçues », déplore-t-il.

Quels types de commerces devraient s’installer dans le secteur pour diversifier l’offre ?

« Des commerces de proximité, des petits commerces, de service par exemple. Pour, évidemment, la population locale, mais attirer des gens d’ailleurs aussi. Les commerces que je trouve qui vont bien dans le secteur, ce sont les coiffeurs ! Il y en a beaucoup, mais j’en connais pas beaucoup qui ferment », remarque Yvon Jussaume.  

Est-ce que le prix des loyers est justifié par rapport à l’achalandage ?

«  Si les loyers sont chers, il faut se demander qui sont les propriétaires fonciers dans le Village. C’est là le problème. Ils exagèrent », relate notre interlocuteur. Il est d’accord avec le fait qu’il y a peut-être une problématique au niveau « de l’implication des propriétaires dans le secteur ».

Croyez-vous que les loyers sont moins chers sur Amherst ?

« Oh oui, au moins 50 % moins chers », clame-t-il.

Est-ce qu’il y a une relève pour la suite du Village ?  

« Il n’y a pas eu de relève. Si on prend ceux qui dirigeaient le Village à une époque, c’est comme si personne n’avait suivi. Comme si les gens n’étaient pas prêts à prendre le relais. » Quand on lui demande pourquoi ça n’a pas suivi, monsieur Jussaume admet qu’il « ne le sait pas ». Mais il nous rappelle que l’épidémie du SIDA dans les années 80 et 90 a décimé une bonne partie de la communauté. « Ça n’a pas aidé, c’est certain », a-t-il dit.

Quand on parle des jeunes — à qui on reproche souvent de ne pas se sentir concernés par le Village — et qui pourraient incarner une relève, Yvon Jussaume dit qu’ils sont « complètement différents de nous autres. Des fois on pense qu’ils sont insouciants, certains les trouvent ainsi, mais on était probablement aussi insouciant à leur âge ! Je pense que c’est normal qu’une génération plus âgée pense ça des jeunes. On se le faisait dire par nos parents, mais on est rendu que c’est à nous de le dire ! C’est une chose normale de la vie ! »

Est-ce vous pensez que la Ville de Montréal s’implique bien dans le développement du Village ?

« Je pense que oui. Elle a l’air de bien collaborer avec la SDC [NDLR : Société de développement commercial du Village]. Mais je pense que ce serait une question à poser à cette dernière. Pour la piétonisation, c’est la SDC qui a poussé [auprès de la Ville]. Et maintenant, on voit ça un peu partout [à Montréal] », lance-t-il.

Quelles mesures seraient susceptibles de garder le Village en santé ?

« Je ne pourrais même pas te répondre là-dessus », dit-il, de but en blanc. Il y a cependant des avenues : « Il faudrait organiser 2-3 activités annuellement. La St-Valentin devrait être plus valorisée, de même que la fête d’Halloween. Commençons par des événements qui existent, et exploitons-les. Mais ça doit toujours être concerté par les commerçants. On pourrait commencer par décorer les vitrines, ça apporterait de l’intérêt ! La SDC pourrait décerner un prix, par un comité indépendant. On pourrait même organiser un carnaval en hiver… Je ne sais pas si c’est faisable, c’est beaucoup de travail, mais c’est une idée », conclut monsieur Yvon Jussaume.

Propos recueillis par Simon DuPlessis et Sylvain Bazinet. 

[Le Lounge L’un L’autre sur la Route Rose.]

Index des articles sur l’« État du Village 2015 ».

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