Christine Sourgins
Historienne de l’art
[Publié avec permission. Christine Sourgins est une historienne de l'art française. Bazoom considère que ses réflexions sur la situation de l'art en France peuvent nous aider à mieux situer le discours sur l'art au Québec. C'est pourquoi nous publierons certaines de ses chroniques dans nos pages.]
Nathalie Heinich, « Le paradigme de l’art contemporain – structure d’une révolution artistique », NRF Gallimard, 2014.
Pour Nathalie Heinich, sociologue et directrice de recherche au CNRS, l’art dit « contemporain » [AC] est une catégorie générique et non pas chronologique ; elle en souligne les conséquences pour l’Etat qui soutient alors, non pas le meilleur de la création actuelle (l’art contemporain en général) mais le meilleur d’un genre (l’art d’une partie de nos contemporains, pour résumer : un art volontiers conceptualo-duchampien)[1]. Les pouvoirs publics ont donc fait un choix discriminant qui s’oppose à leur vocation pluraliste. Voilà une vérité dont l’énonciation prouve un réel courage. L’auteur n’élude pas les faits dérangeants pour le milieu de l’AC, parfois agacé qu’une sociologue explicite ses règles de fonctionnement. Le livre dresse un constat détaillé, sans passion aucune : le livre s’ouvre sur la relation scrupuleuse du jury du Prix Marcel Duchamp, ce texte, petit chef d’œuvre de clarté, est la démonstration du désir d’objectivité qui anime son auteur.
L’AC connait « un glissement vers un marché de notoriété où c’est le renom de l’artiste qui sert de critère de jugement » dès lors, si les critères de jugement ne résident plus dans l’objet présenté mais dans la personne de l’artiste, dont on évalue la cohérence interne de la démarche, Nathalie Heinich ne cache pas les risques de dérapages dont le copinage, qui peut affecter les commissions publiques. Elle évoque les conflits d’intérêt qui menacent, révèle que les grands centres d’art ont une comptabilité éclatée, ce qui permet de noyer bien des dépenses de coproduction. Elle note aussi l’obésité des FRAC et n’ignore pas, en raison du principe d’inaliénabilité, que les erreurs des institutions « sont gravées pour l’éternité dans le marbre des atteintes à l’intérêt général », belle image.
N. Heinich décrit un engrenage : il y a inflation des commissaires et autres « curators », qui sont tous en concurrence et donc engagés dans une course féroce à la nouveauté qui donne notoriété. D’où, du côté des artistes, une surenchère de transgression pour se faire remarquer, et, du côté des médiateurs d’AC, l’« acharnement herméneutique » soit l’inflation des discours légitimateurs. Afin de trouver de la chair fraîche pour nourrir l’AC, son personnel se tourne vers les jeunes ou l’étranger (là où l’on a plus de chances de trouver du nouveau). Or cette prime donnée aux jeunes revient à privilégier les activités conceptuelles car tout ce qui nécessite un savoir-faire demande, au contraire, un apprentissage, donc du temps. Rançon de ce jeunisme qui mise tout sur les artistes « émergents » : si vous n’avez pas percé à 30 ans, mieux vaut changer de métier… Enfin la sociologue repère les réticences de l’étranger face à des œuvres françaises d’AC qui, abondamment subventionnées, passent directement de l’atelier au musée sans affronter le marché. Jusque-là, le livre valide un constat qui a déjà été établi et publié, pour l’essentiel du fonctionnement de l’AC, par les historiens dissidents[2]. Mais le mot paradigme va soulever des difficultés nouvelles.
L’auteur qui parlait jusqu’ici du « genre » de l’AC, préfère maintenant employer le terme « paradigme » plus ouvert car incluant les œuvres (ce que pointait surtout le mot genre) mais aussi les hommes, les contextes au sens large, tout ce qui organise ce monde de l’AC. Elle dégage trois paradigmes artistiques successifs : le paradigme classique (où le respect des canons est central) puis le paradigme moderne (où la recherche de singularité prime) et enfin celui de l’art contemporain qui, elle le dit en toutes lettres, se construit contre les deux paradigmes précédents donc aussi contre le paradigme moderne. Ce qui est valable dans un paradigme ne l’est plus dans un autre, et la sociologue a sans doute l’intention louable d’expliquer à chacun des tenants de tel ou tel paradigme pourquoi ce qui paraît sublime dans l’un est ridicule dans les autres, bref d’apaiser la querelle de l’art contemporain.
Mais la notion de paradigme permet à l’auteur tout un parallèle avec le monde scientifique, donnant à l’AC le titre prestigieux de « révolution » à l’égal de la révolution copernicienne par exemple. Or si la communauté scientifique use plutôt de raison et de démonstrations pour convaincre de changer de paradigme, Nathalie Heinich reconnaît que pour passer à l’ art contemporain, il n’y a « plus de preuve pour faire basculer d’un paradigme dans l’autre », et pour échapper au dialogue de sourd entre les tenants des différents paradigmes, elle écrit qu’il ne reste que la conversion : de la science nous sommes passés au religieux …
[1] Nombre d’historiens appellent cet art dit contemporain, l’AC, convention adoptée dans cet article pour éviter toute confusion avec « l’art des artistes vivants » mais Nathalie Heinich maintient tout au long de son livre le terme plus flou d’ « art contemporain ».
[2] La critique de l’AC, commencée avec Jean Clair, Laurent Danchin, J.F Domecq, Pierre Souchaud, François Derivery etc continua avec Aude de Kerros « L’art caché » Eyrolles, 2007, et Christine Sourgins « Les Mirages de l’art contemporain », La Table Ronde, 2005.