[Première partie de deux]
Un petit homme qui n’avait rien de particulièrement brillant, outre d’être un bourgeois mondain du faubourg St-Germain un peu parfumé, l’homme à l’éternelle orchidée, ami des duchesses qui, sans le savoir, étaient les dernières de leur genre, mais aussi un chroniqueur presque inaperçu, homme qui s’était essayé à la littérature sans grand succès ; finalement un malade chétif qui ne supportait pas le moindre effort, ni même l’air du jour ; outre cela Marcel Proust n’incarnait rien de particulier. Mais pendant 15 années, ce petit homme aura écrit à raison de plusieurs heures tous les jours, dans une chambre capitonnée de liège, un roman de 7 tomes qui aura scandalisé l’édition de l’époque pour être enfin consacré par les écrivains de son temps comme étant le premier roman du 20ième siècle — ce roman c’est « À la Recherche du Temps Perdu ».
Cette œuvre aura influencé toute la littérature du 20ième siècle. Elle aura été précurseur d’une littérature moderniste (même si, d’un autre côté, on a pu la comparer aux mémoires du duc de Saint-Simon). En plus d’influencer la littérature française, Proust aura très certainement rayonné sur la littérature américaine : Hemingway et Kerouac, par exemple, en ont fait un idéal littéraire.
Il est difficile, encore aujourd’hui, de cerner le travail démesuré de Marcel Proust. Son originalité surclasse toute tentative de catégorisation. On dit de son œuvre qu’elle suit la spirale, la volute de la création. La Recherche semble comme s’écrire « en direct », se développer sous nos yeux. Intimiste dans le discours — manière hugolienne —, s’adressant au lecteur, il finit par nous envelopper dans son histoire hallucinée qui n’a aucune intrigue tangible.
Aucune intrigue, c’est le propre de la Recherche. Un des éditeurs qui aura tenté l’expérience assez tumultueuse de le publier, Alfred Humblot des Éditions Ollendorf, aura abandonné, s’écriant : « Pour ma modeste part, je n’arrive pas à comprendre comment un monsieur, en 1913, puisse noircir 30 pages (j’ai fait le compte !) pour décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil ! »
Marcel Proust a beau nous présenter et nous mener dans l’intimité des duchesses de Germantes, des princesses de Parme, de Sherbatoff, des barons de Charlus, des Saint-Loup, de son Albertine, dans des dédales de situations mondaines, la Recherche n’a pas d’intrigue pour autant. Les gens dont il nous raconte la vie ne sont pas les héros de son roman puisque le véritable héros de la Recherche, c’est le narrateur du livre, peut-être lui-même, dont il dira une fois que « s’il devrait porter le nom de l’auteur de ce livre, se serait appelé Marcel ».
Il faut faire la distinction entre le narrateur et l’auteur, puisque Proust affirme, même dans le dernier volume « Le Temps Retrouvé » que son histoire est une fiction. Il ne s’agit pas de mémoires, bien que tous les personnages de la Recherche aient pour prototypes des personnes réelles de l’entourage de Proust et de la vie mondaine du Faubourg St-Germain. Par exemple Charles Swann est un alliage de Charles Haas, de Charles Ephrussi, de Paul Hervieux et d’Émile Straus tandis que Mme Verdurin, elle, provient de Mme de Caillevet, de Madelaine Lemaire, de Mme Aubernon, pour ne citer que ceux-là.
La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust aborde toutes les facettes de l’art. Le personnage du peintre Elstir, le musicien Vinteuil, et l’écrivain Bergotte incarnent chacun un idéal de leur discipline. Ainsi, la petite phrase musicale de Vinteuil, qui n’est pas définie mais qui tire son essence de St-Saëns, de Wagner, de César Franck, de Gabriel Fauré, sera décrite tout au long de la Recherche pour incarner l’expérience de l’homme avec la musique. Il en va de même avec les tableaux d’Elstir — tirant leur essence des impressionnistes, de Whistler, des peintres hollandais — qui incarneront l’expérience de l’homme devant la peinture. Également pour les livres de l’écrivain Bergotte qui sont tirés des livres, entre-autres, d’Anatole France ou de Paul Bourget.
Proust dépeint un monde alors en déclin. L’univers des salons de dames et de duchesses. On ne sait s’il ironise ou s’il est sérieux — c’est justement proustien de ne jamais l’admettre. Toutefois, en fin psychologue, observateur — même s’il dit qu’il « n’a pas l’esprit d’observation » — la peinture qu’il fait de la mondanité superficielle et surannée est délicieuse. Comment on n’ose exprimer ses opinions en face de gens qui ont « une situation », comment l’on joue des pieds et des mains pour se faire inviter dans les salons prestigieux qui sont au final des endroits franchement ennuyeux et frivoles, comment la hiérarchie domine les convenances, comment la disgrâce vient et repars… une véritable comédie humaine !